Le mercredi midi, nous quittons Batumi. Nous remontons un peu la côte avant de retourner vers l'intérieur du pays. La route est belle, vallonnée, traversant pâturages et champs de maïs. Elle est d'ailleurs souvent encombrée de quelques vaches. Nous arrivons à Kutaisi en milieu d'après-midi, capitale de la Géorgie avant Tbilisi. De sa riche histoire, il reste une grande cathédrale qui domine du haut de la colline. Avec les années soviétiques, la ville a perdu sa grandeur d’antan mais pas son charme. Elle semble se réveiller doucement d'un long sommeil. Nous logeons un peu en dehors du centre, dans une ancienne caserne russe de l'ère tsarine rénovée en hôtel de luxe. De l'extérieur : une belle et vieille façade en pierre et à l'intérieur : de larges colonnes faites de briques. J'ai l'impression de me trouver dans un caravansérail d'un autre siècle. Les rénovations ne sont pas complètement terminées, il reste à l'arrière une grande cour en friche. On imagine facilement ce lieu se faire racheter par une chaîne type Sheraton et devenir un vrai palace. Pour l'instant, il reste encore assez modeste : seuls quelques rares meubles viennent remplir la très grande chambre qui nous est attribuée. L'hôtel semble d'ailleurs presque vide. Kutaisi accueille pour l'instant assez peu de touristes mais a l'ambition de devenir un centre économique important. Le parlement géorgien vient tout juste de s'y installer.
Le centre ville n'est pas très animé mais agréable. Ses belles rues n'ont pas été défigurées par les années soviétiques. On trouve encore les jolies façades aux petits balcons si typiques du pays. Bientôt, on y verra sans doute de nombreux cafés et restaurants. Justement, en voilà un, récent sans doute. Il s'appelle "café de France" et arbore un beau drapeau Français. Si jamais on ressentait un peu de mal du pays, nous voilà soignés par une tarte Tatin et de grandes photos de la tour Eiffel sur fond de musique rétro. On voudrait se promener plus longtemps dans le centre mais il pleut. On se contente donc du marché couvert où de petites vieilles dames vendent quantité de légumes. Le soir, nous mangeons dans une jolie brasserie avec terrasse donnant sur la rivière. Le menu propose de nombreuses spécialités géorgiennes et est traduit en anglais. Kutaisi nous parait refléter l'image que la Géorgie veut se donner. Partout le pays semble panser ses plaies, reboucher un à un les trous de ses routes (il en reste encore beaucoup), bref avancer vers l'avenir d'un pas résolu.
Le lendemain, nous allons visiter la cathédrale de Bagrati qui domine la ville. Elle a été construite par le roi Bagrat III au XIème siècle puis détruite au XVIIème siècle par les ottomans. Pendant longtemps, elle est donc rester à l'état de ruines. Cependant, vers le milieu du XXème siècle, les Géorgiens ont voulu la ramener à son état d’origine et ont commencé des travaux de restauration, c'est-à-dire en fait de reconstruction ! Voilà tout le problème de la conservation du patrimoine... L'UNESCO n'a pas trop apprécié l'initiative. La cathédrale est un "patrimoine mondial de l'humanité" et sur la liste des "patrimoines en danger" pour atteinte à son intégrité et son authenticité. En visitant le bâtiment, par ailleurs tout à fait magnifique, on remarque bien les nombreuses parties récentes qui sont venues se greffer aux murs d'origine. Plus récemment, il semble que la volonté de séparer le nouveau de l'ancien ait été encore plus marquée car des parties entières ont été faites dans un style ultra moderne. D'un autre côté, les Géorgiens utilisent maintenant à nouveau la cathédrale comme lieu de culte et on les voit mal aller détruire leur tout nouveau dôme pour faire plaisir à l'UNESCO. Clairement, cette reconstruction drastique rappelle un peu trop les méthodes de Viollet-Le-Duc et aurait pu être menée de façon plus fine, mais à présent que faire ?
Nous laissons la belle cathédrale et nous rendons un peu plus au nord où l'on peut visiter un autre haut lieu de la chrétienté : le monastère de Gelati. Datant du XIIème siècle, il a été si important comme centre philosophique et religieux qu'on l'a appelé "l'autre Jérusalem". Aujourd'hui, on y trouve une magnifique église du XIIIème siècle recouverte d'anciennes fresques ce qui, même ici, est assez rare. En passant, nous découvrons aussi Motsameta, autre petit monastère perché dans la montagne. Tout le charme de la Géorgie et de l'Arménie vient de cette multitude de monastères et d'églises qui poussent comme des champignons en haut des falaises... On peut rester des heures à errer sous les arches en pierre à découvrir une vue magnifique derrière chaque porte ou colonne.
Enfin, après un déjeuner à la brasserie de la veille, nous quittons Kutaisi et ses merveilles. Nous roulons vers Tbilisi et comme nous nous rapprochons de la capitale, la route se transforme en autoroute (la seule que nous ayons vue). Ici, des fossés et barrières empêchent les vaches de se trouver au milieu de la route ce qui semble plus prudent. Assez rapidement, nous rejoignons la ville de Gori. Elle est connue pour deux choses, pas forcément très glorieuses. Tout d'abord, elle a été la ville natale de Staline et en tire encore une certaine fierté (on fait avec ce qu'on a...). Ensuite, elle a été la principale victime de la guerre de 2008 contre la Russie. Nous ne sommes qu'à quelques kilomètres de la région séparatiste d'Ossétie du sud : on la devine au nord dans les montagnes du haut Caucase mais impossible de s'y rendre, la frontière est fermée et la région est réputée dangereuse. Lors du conflit de 2008, Gori, en première ligne côté géorgien, fut bombardée puis occupée par les Russes. Aujourd'hui cependant, on ne voit plus de traces de ces troubles récents. La ville est calme et mignonne. Certains quartiers semblent tout neufs avec leur jolies petites maisons et leurs rues pavées. Après avoir trouvé notre modeste hôtel sur la place centrale, nous marchons un moment. Nous montons en haut d'une vieille citadelle dont il ne reste que les fortifications. Nous parcourons les quartiers résidentiels ou des vignes grimpantes viennent égayer les devantures des maisons. Le soir, nous dînons dans un restaurant appelé "the Hunter" et décoré de dizaines d’animaux empaillés. Mais (par esprit de contradiction ?) nous y prenons un plat végétarien...
Vendredi matin, après un petit déjeuner assez infâme dans un café au nom pourtant prometteur de "cake house", nous nous rendons à l'attraction locale : le musée Staline. Gori est donc la ville natale de Staline et elle entretient avec le personnage une relation pas très claire. Comme toute l'URSS, Gori a souffert de la dictature et connaît bien la vérité sur les 20 millions de morts causés directement et indirectement par l'homme en question. Mais elle ne peut se défaire complètement de son admiration pour cet enfant du pays parti de rien (et de Gori) qui finit par diriger une des plus grandes puissances mondiales pendant 30 ans. L'avenue principale de la ville s'appelle encore Avenue Staline avec au centre, le joli petit jardin du Parc Staline. Jusqu'en 2010, on y trouvait encore une statue du dictateur. Elle a été retirée (de nuit) mais elle existe encore en version plus petite devant le fameux musée Staline. Ce dernier a été créé alors même que Staline était encore vivant. A l'époque, c'était un tout petit musée à l'intérieur de sa maison natale. La maison est toujours là, à sa même place : modeste construction en briques dans laquelle les époux Djougachvili (nom originel de Staline) louaient une chambre tandis que le père était cordonnier au sous-sol. Avant, la maison faisait partie d'un quartier populaire qui maintenant n'existe plus. Elle trône toute seule au milieu de la place, protégée par une sorte d'arche en pierre. Le musée est dans le grand bâtiment, très soviétique, qui se trouve derrière. Avec la chute du communisme, il a dû revoir un peu sa communication et évoque maintenant rapidement la répression politique. Mais le ton reste cependant assez admiratif, on y vend des tasses et des porte-clés à l’effigie du dictateur. Toutes les explications sont en russe mais nous avons une guide anglophone. Elle nous donne des récits détaillés (plans à l'appui) des différentes évasions de prison de Staline et de ses activités illicites militantes d'avant la révolution. Mais si elle évoque rapidement la répression comme un "aspect négatif" du règne stalinien, je ne vois nulle part les photos de la famine ukrainienne ni même des goulags. La visite se termine par un passage dans le wagon de Staline, celui qu'il avait aménagé exprès pour ses voyages officiels. Il y a quelque chose de fascinant à se trouver dans un lieu qui a fait l'histoire, à découvrir les aspects intimes (chambre, salle de bain) d'un homme qui fut craint par le monde entier, à très juste titre. Se prendre en photo, souriants et insouciants, devant sa statue, c'est comme un défi à sa terrible grandeur passée.
Au moment de repartir, on se rend compte qu'on a laissé les phares de la voiture allumés toute la nuit et que la batterie est à plat. Voilà ce que c'est d'être habitué aux voitures modernes qui prennent seules la décision d'éteindre les feux ou, au moins, vous préviennent par des hurlements stridents de votre étourderie. Heureusement, pour une fois, la jeune femme de l'hôtel parle bien l'anglais. Elle semble plus douée en langue qu'en mécanique auto (et c'est moi qui dit ça !) car elle ne comprend rien à notre problème. Mais elle traduit comme elle peut au jeune homme avachis dans le lobby. Il nous appelle un taxi qui pour 2 euros nous recharge notre batterie. En tout, nous n'avons même pas été retardé d'une demi-heure.
En quittant Gori, nous traversons des rues aux petites maisons de briques pas très différentes de celle qui a vu naître Staline. Nous arrivons à Uplistsikhe, ancienne ville troglodyte que l'on peut visiter. Elle fut un des premiers lieux habités du Caucase, dès le VIème siècle avant Jésus-Christ. Au IVème siècle après Jésus-Christ, elle accueilli l'un des premiers roi chrétien et les temples furent transformés en église. Aujourd'hui, on se promène dans les roches creusées où l'on devine les habitations. Le vent balaie le rochers et la plaine brille sous le soleil en bas des falaises. Seul bâtiment construit, une petite église du IXème siècle se dresse dans le ciel bleu. Après la visite, nous reprenons la route vers Tbilisi. Notre dernière étape est Mtskheta, étape incontournable de toute visite de la Géorgie. L'entrée de la ville a des aspects de Mont Saint-Michel : petites maisons anciennes en pierre transformées en attractions touristiques avec restaurants et boutiques à foison. Dans la lumière de la fin d'après-midi, la cathédrale de Svétitskhovéli brille d'un joli ton ocre. C'est notre dernière église, nous en auront vu beaucoup ! Nous laissons les popes se reposer au crépuscule et repartons vers la capitale. Là bas, nous attendons patiemment dans un café l'heure d'aller rendre la voiture. Nous n'avons pas fini d'attendre. Arrivés à minuit à l'aéroport, notre avion ne part qu'à 4h (pour une raison qui m’échappe, l'heure de pointe de l'aéroport de Tbilisi se situe entre 3h et 4h du matin). Un retard nous fera louper la correspondance à Munich où nous devrons rester à errer tels des zombies pendant une journée entière. Mais enfin, nous voilà chez nous !
Perdus dans les tréfonds du Caucase ou sur les côtes tapageuses de la mer Noire, on se demande parfois ce qu'on peut bien faire là. Si ce n'était que pour la beauté des paysages, ou la douceur de la plage, alors on pourrait très bien se contenter du sud de la France. De retour chez nous, nous sommes contents de pouvoir manger autre chose que des pains fourrés au fromage (à vrai dire, je n'en ai pas repris après avoir été malade : overdose). Mais voilà, on aime être ailleurs. Surtout, on aime aller voir ailleurs comment est fait le monde. En deux semaines, nous avons vu un peu de ces pays dont on ne savait presque rien. Quand je dis aux gens que je suis allée en Géorgie, ils me regardent avec des yeux ronds pas très sûrs de pouvoir placer le pays sur la carte. Le nom de l'Arménie évoque un lointain exotisme un peu flou. Pour nous, ces pays signifient maintenant des villes, des routes, des gens, des paysages, des petites églises perdues dans les montagnes. Et puis, j'ai une photo de moi avec la statue de Staline, vraiment, rien que pour ça, ça vaut le détour !