Ma motivation pour me rendre au Valhalla Provincial Park est relativement futile. Quelques temps avant le début de notre voyage, Leigh et Spring, que nous avons vus à Squamish, ont posté des photos d'eux entourés de chèvres sauvages au sommet d'une magnifique montagne. Depuis, mon désir enfantin de voir des animaux sauvages me pousse à tenter l'aventure. Je n'ai que très peu d'informations : rien ne mentionne ce parc dans le guide gratuit du Kootenay récupéré à Vancouver. Je ne sais même pas si une randonnée d'une journée suffit à grimper là haut et si c'est à ma portée. J'ai récupéré sur le web un pdf décrivant les différents chemins de randonnées du parc, mais sans cartes et dont les informations à la fois trop spécifiques mais pas assez précises ne font pas beaucoup de sens...
Dans tous les cas, je n'ai rien à perdre. On ne verra peut-être pas de chèvres mais on s'en sortira bien et on fera "quelque chose". C'est ainsi qu'après 4 heures de route dans cette belle région du Kootenay, nous arrivons le samedi soir dans la petite ville de Slocan. Elle se trouve à la pointe sud du parc et c'est de là que semblent partir les randonnées. J'espérais un centre d'information ou un truc du genre, je me retrouve devant un grand panneau marqué "Valhalla" et quelques cartes floues... La ville elle-même est formée de quelques rues en quadrillage semées de maisons espacées et s'ouvrant sur un long lac. C'est le Slocan Lake qui marque la frontière est du Valhalla Provincial Park.
Il y a un camping et il est plein. Il faut dire qu'on est zu milieu d'un long week-end. Il a été réservé pour une réunion de famille... À la loge du camping, où il n'y a personne, on récupère cependant un prospectus avec un plan pas très précis décrivant 3 ballades partant de Slocan. Parmi celles-ci, une se nomme "Gimli Peak". Je reconnais tout de suite que c'est celle que je veux faire. Elle est indiquée comme "moderare", 9km aller-retour et quelques plus de 2000 pieds de dénivelé. Seb lance d'une voix lacunaire "c'est mort". Extrêmement vexée, je lui fais remarquer que ce sont des pieds et non des mètres et que d'abord, c'est moi qui décide ce que je peux faire ou non. Après conversion, on trouve 750 mètres : c'est difficile mais c'est possible...
Avant de partir en randonnée, il faut trouver à se loger. Nous reprenons la route et montons au nord de Slocan où quelques autres petites villes sont posées le long du lac. Nous mettons du temps à rejoindre la prochaine, Silverton, car nous sommes pris d'un seul coup dans une averse mêlant pluie et grêle et qui dure bien 10 minutes... La pluie a cessé quand nous arrivons, le lac réapparaît dans la brume et les maisons fleuries sont toutes luisantes de leur récent arrosage. Il y a un camping et on rencontre le gérant : il pourrait nous offrir un emplacement pour une nuit mais pas deux car un grand groupe a réservé pour le "festival" à partir de demain. À New-Denver, ce sera plein, mais il nous conseille de monter jusqu'à Rosebery où il restera peut-être quelque chose. Sinon, on peut revenir chez lui pour au moins avoir un emplacement ce soir.
Nous suivons donc son conseil et continuons vers le nord, dépassons New Denver et arrivons à Rosebery. Nous suivons un panneau "campground" pensant trouver celui du Provincial Park indiqué dans mon guide. Nous arrivons sur un petit terrain où sont installés tout un tas de camping-cars. Il n'y a aucune information. Dans un coin : une sorte de grange pleine de fourbi, et aussi, des emplacements libres. Ce n'est clairement pas le Provincial Park... On se renseigne auprès d'un résident. Il nous pointe la caravane de "Tim", s'il n'est pas là c'est qu'il va bientôt revenir. En attendant, on peut se mettre où on veut. C'est ce que nous faisons : nous trouvons un très joli emplacement en lisière de forêt avec un petit tapis d'herbe pour la tente (c'est mieux que les graviers). Notre voisin est un vieux routard sympathique qui parle avec nostalgie de son voyage à Paris. Les autres locataires ont l'air du même genre.
Alors que nous montons la tente, nous rencontrons le fameux Tim qui nous salue chaleureusement. Il semble être le propriétaire de ce "resort" auto-proclamé et légèrement foutoir bien que très agréable... À 10 dollars la nuit, le rapport qualité-prix est largement gagnant. À peine nous sommes nous installer que la pluie revient. Pour nous occuper, nous continuons alors notre errance le long de la route du lac. Entre les averses, la vue orageuse des montagnes au dessus de l'eau est à couper le souffle.
Tout d'abord, nous nous rendons à New Denver pour faire quelques courses. Nous rencontrons un couple de français qui habitent à Kimberley et connaissent d'ailleurs le guide français du rafting ! Ils viennent de passer une semaine en vacances à se balader sur le lac de camping en camping (la plupart des campings sont de l'autre côté du lac, accessibles uniquement en bateau). Ils évoquent un festival de jazz ce qui fait écho au festival mentionné par le gérant du camping à Silverton : nous décidons d'aller voir.
La ville de Silverton paraît bien calme et il n'y a pas de jazz en vue. J'ai même du mal à voir où pourrait avoir lieu le festival car il n'y a vraiment pas grand chose ici... Les maisons semblent dormir dans leurs jardins fleuris et le lac se repose de la pluie. L'eau est si claire et attirante que nous retournons à la voiture chercher nos maillots pour nous baigner. Au retour, nous croisons enfin quelqu'un : elle nous confirme que le festival existe et nous donne de vagues indications sur où trouver des informations. En fait, nous ne trouverons jamais aucun affichage, aucune annonce de ce festival. Le lendemain, quelqu'un nous dira qu'il ne commence que lundi et nous quitterons donc le lieu sans avoir entendu le moindre jazz...En attendant, nous retournons dîner au camping. Ce soir, Seb se lance dans de la grande cuisine : des coquillettes "carbonara" (comprenez un jaune d'oeuf, du fromage et du pepperoni). C'est le plus grand degré de gastronomie que nous ayons atteint en camping !
Le lendemain, nous nous préparons tôt pour notre grande randonnée. Nous allons vers le Gimli Peak même s'il reste beaucoup de points d'interrogation. J'ai une vague idée de l'endroit où se situe le début de la balade mais c'est à peu près tout. Nous savons qu'il est question d'une certaine route : la possibilité de prendre cette route sans 4x4 n'est pas très claire. Par ailleurs, on nous a parlé de "short hike" mais mon dépliant indique 9km ce qui n'est pas si short...Le dépliant ne mentionne d'ailleurs pas la route...
Enfin bon, nous roulons jusqu'à Slocan et suivons les indications "Valhalla" qui semblent aller dans la bonne direction et nous voilà en effet sur une petite route de graviers qui monte dans la montagne. Les français nous ont dit qu'ils ne pensaient pas qu'on pouvait monter cette route sans 4x4 mais Tim du camping était plus optimiste. Le pdf que j'ai telechargé (et qui maintenant que je suis dans le parc fait un peu plus de sens) évoque une "rough road" et "high clearance vehicle 4x4 advised". Comme je l'ai dit, le dépliant ne mentionne rien du tout. Déjà, nous découvrons qu'il faut rouler 25 kilomètres. Heureusement, au départ, aucun problème et nous avançons donc : advienne que pourra !
C'est seulement lorsque nous arrivons dans les hauteurs que la route devient plus difficile. Il y a quelques gros cailloux, des trous un peu plus importants. Nous continuons, espérant se rapprocher du début de la balade. Alors que nous pensons être proches, nous arrivons sur une grande pente où est arrêtée une autre voiture, non 4x4. Un couple sort : ils sont en fait en pleine marche arrière n'ayant pas réussi à grimper la pente et ayant donc décidé de partir à pied... D'après leur GPS, le début de la randonnée devrait être dans 2km.
Nous observons la pente à notre tour : elle est très raide et surtout bien défoncée. De peur de rester coincés, nous nous arrêtons là nous aussi et préparons nos affaires. Il est 10h, nous prenons quelques provisions pour ce midi, de l'eau, un pschit à ours, les vestes et de la crème solaire. Et nous voilà partis. La route est jolie, nous sommes entourés de forêt et de beaux pics rocheux se détachent sur le ciel. Il semble que ce soit notre but bien qu'ils paraissent très loin (en fait, on monte sur un pic un peu plus proche mais que l'on ne voit pas). La route monte mais, en ce début de journée, je ne m'en sors pas trop mal... Le seul problème, ce sont les gros taons qui nous poursuivent.
Après un moment, nous croisons l'autre couple dépité qui a décidé de faire demi-tour. Je comprends ce qui les a découragé : la route prend un tournant en épingle et semble partir dans la mauvaise direction... Bon, nous avons de quoi marcher une journée et rien à perdre : nous continuons. Le GPS de Seb indique que nous avons déjà fait deux kilomètres. En plus, le taon qui nous embêtait nous a laissé pour l'autre couple !
La route est barrée d'un gros rocher tombé de la falaise, ce qui rend le passage difficile pour les véhicules. C'est indiqué sur mon PDF ! D'après ce que je comprends, nous sommes à 2km du départ. D'ailleurs, nous croisons deux jeunes femmes en 4x4 qui en reviennent et nous confirment l'information. Nous repartons motivés. Cependant, la nouvelle orientation de la route n'est pas à mon avantage. Le soleil me fait face et, même avec mon chapeau, je souffre de la chaleur. Il n'y a pas d'ombre; j'ai l'impression de bouillir. Je voudrais me jeter dans les fourrés juste pour être au frais. Mais je continue, douloureusement. Je repense à l'eau fraîche de la rivière à Kimberley, à la douce sensation quand on plonge dedans. Quand enfin nous croisons un court d'eau, je me precipite pour mouiller mon chapeau, mes vêtements, ma tête dans le torrent. Rafraîchie, je vais mieux et, alors que je remonte, un 4x4 s'arrête. Ils sont en route pour la balade et nous proposent de nous déposer. Il ne reste qu'un dernier kilomètre mais c'est déjà ça ! Ce sont des canadiennes, originaires du coin mais qui n'ont jamais pris le temps de monter là-haut.
Et donc enfin, nous voilà au début de la randonnée. Plusieurs 4x4 sont garés, leurs roues protégées par des grillages pour se empêcher porc-épics de les grignoter (visiblement friands de caoutchouc). Le panneau de départ indique 3.5 km (donc 7 aller-retour et non 9) et 750 mètres de dénivelé. Je sais ce qui m'attend, je me lance en connaissance de cause.
Requinquée par le torrent et la pause en 4x4, je commence très en forme. Au début, le chemin est plat jusqu'à ce que l'on traverse une petite rivière (le même torrent que tout à l'heure, je suppose) puis les difficultés commencent. Nous sommes dans la forêt et nous montons, nous montons et nous montons encore. Je sens mes forces diminuer, les signaux de mon corps qui s'affolent (j'ai faim, j'ai soif, je veux m'arrêter, je suis essoufflée) mais je ne veux pas faire de pause pour l'instant : je veux d'abord monter le plus possible. La forêt semble interminable, je voudrais qu'on en sorte, qu'on soit dans les hautes prairies. Après chaque montée, une nouvelle montée. Il faut que mon esprit rationel fasse un effort constant pour calmer la pensée qui m'assaille : "ça ne s'arrête jamais, ça continue pour toujours, ça monte éternellement. Non ! Ce n'est pas possible, on va sortir de la forêt, on va arriver au sommet, je peux le faire." Nous avons fait une courte pause mais les moucherons nous empêchaient de rester trop longtemps : je n'ai fait que boire et grignoter un peu. Seb marche derrière moi pour ne pas partir trop en avant et s'ennuie assez de mon rythme de plus en plus lent. Il me surnomme "one step, one stop". Ce n'est pas complètement vrai : je lui fais remarquer que je souhaite vraiment m'arrêter à chaque pas et que de ne pas le faire me demande un réel effort. En moyenne, je tiens 6 ou 7 pas, puis je respire et je regarde la nouvelle montée qui s'offre à moi, encore une, encore une. Mes jambes vont bien, ce n'est pas le problème, mais elles doivent tirer mon corps de plus en plus récalcitrant. La forêt s'est quelque peu éclaircie, laissant apparaître les montagnes. Il y a moins d'insectes. Nous nous arrêtons pour manger sur une large pierre plate.
Il me faut plusieurs minutes pour me remettre avant de pouvoir même commencer à manger. Cependant, le nourriture me fait du bien, je sens littéralement mon corps se réveiller. Jamais un sandwich oeuf-fromage ne m'a semblé si bon (je nous félicite d'avoir eu cette idée géniale de faire des oeufs durs). Restaurée, reposée, je peux repartir.
Je me sens mieux et mon rythme est meilleur (il pouvait difficilement être pire). Par ailleurs, la forêt laisse enfin la place à la végétation moins dense des hauteurs, ce qui me donne l'espoir de voir un jour le sommet. Nous longeons une pente raide qui semble se précipiter vers la vallée. Pour une fois, ce n'est pas toujours à cause de moi que Seb s'arrête mais parce qu'il a le vertige. La montée est encore assez pénible. Je ne me sens pas trop fatiguée mais l'effort et l'altitude rendent ma respiration difficile. J'ai parfois la tête qui tourne.
Et puis, les voilà, d'un seul coup : les chèvres. Le pic rocheux du Gimli est maintenant visible, dressé telle une voile sur la prairie rocailleuses où les bêtes paissent dans le vent. Le chemin passe au milieu d'elles. Je m'assois là, elles sont ma récompense : ces chèvres au long pelage blanc qui me regardent d'un air blasé. On ne peut pas monter en haut du pic (c'est un mur) mais on peut monter encore un peu. Je suis Seb qui marche au loin dans les cailloux. Parfois je me retourne pour voir l'immensité qui m'entoure, les montagnes bleues à l'horizon. J'entends le cri aigu des écureuils des prairies et j'en vois parfois un ou deux filer vers leurs trous dans l'herbe. Seb est au pied d'un large névé et me fait signe : "est-ce qu'on s'arrête là ?". Non, je lui montre un passage à travers la neige et une petite crête, de là-haut on verra l'autre versant.
Pour atteindre le névé, il faut déjà marcher sur un petit tas de neige et escalader quelques rochers. Mon pied s'enfonce dans un trou ce qui me fait légèrement trébucher et m'écorcher la main. Ce n'est rien mais cette simple perturbation me force à m'arrêter quelques minutes, bon indicateur de l'état de tension de mon corps et de ma respiration. Je reprends prudemment mon ascension, assurant chacun de mes pas dans la neige trompeuse.
Me voilà au sommet. La sensation qui m'envahit doit ressembler à celle d'un coureur de marathon en fin de course. Je l'ai fait ! Je suis en haut ! Cela semblait impossible et pourtant je suis là. La vue qui s'offre à moi est l'une des plus époustouflante du voyage (et pourtant !). C'est un monde de glace et de roches, un ciel gris et contrasté, une peinture abstraite faite de traits noirs, blancs et argents. Tout au fond, entre les montagnes, s'étend une vallée sauvage d'un vert sombre. Autour de nous, sont installées les quelques tentes des courageux qui viennent passer la nuit ici. Une chèvre sautille entre les rochers.
Épuisée, je m'ecroule dans un coin. Je rêvasse sur mon sommet... Il faut plusieurs minutes avant que le froid ne m'atteigne mais ensuite le vent glacé est bien réel. Nous entamons la descente, prudents sur la neige pour ne pas finir sur les fesses. Difficile d'imaginer qu'il y a quelques heures, je souffrais de la chaleur et me passais la tête sous un torrent.
La pluie commence à tomber alors que nous disons au revoir aux chèvres. Nous passons à nouveau par les pentes vertigineuses puis retrouvons la forêt. Je me sens beaucoup mieux qu'à la montée bien que la descente soit elle aussi interminable. Nous arrivons en bas en même temps qu'un couple d'américains qui nous dépose à la voiture. En voyant la distance, je suis assez impressionnée par ce que nous avons parcouru avant même de commencer la balade officielle. Nous avons marché en tout 11km avec un dénivelé d'au moins 1000 mètres. Quand, enfin, nous retournons dans la vallée, nous trouvons le seul restaurant ouvert : le Valhalla Inn à New Denver et nous asseyons, épuisés, attendant patiemment nos plats. Il fait déjà nuit quand nous retrouvons la tente pour notre dernière nuit de camping.
Le lendemain, il nous faut tout replier pour la dernière fois. Dans la voiture, les affaires de camping s'étalent dans la valise ouverte. Sur les sièges et à l'avant sont posés divers vêtements, maillots, serviettes mis à sécher. Les sacs de provisions, bientôt vides, s'entassent dans le coffre. J'ai des bleus sur les jambes, des écorchures sur les bras, des tâches de rousseur sur la peau, beaucoup de boutons de moustiques et mes cheveux forment une crinière poussiéreuse autour de mon visage. C'est la fin de 14 nuits de camping. Aujourd'hui, nous repartons vers Vancouver. À Kelowna, à mi-chemin, nous trouvons par miracle une chambre dans un joli B&B au bord du lac. Nous profitons du Canada une dernière fois avant de retrouver notre vie urbaine...