Le lendemain matin, nous nous levons avant l'aube, enfilons nos vêtements encore à moitié endormis, buvons des petites briques de lait au chocolat. On se prépare pour un « morning game drive ». Comme convenu, nous retrouvons Hariett à 6h30 au centre d'information et partons avec elle rejoindre la fameuse piste. L'air est encore frais, la savane brille d'une lumière froide légèrement rosée. Le soleil se lève dans les nuages, spectacle auquel j'assiste rarement. Les troupeaux de kobs et de buffles commencent tranquillement leurs journées. Mais dans ce magnifique tableau, la solitude n'est pas de mise. Des files de 4x4, minibus avec toits ouvrants ou autre véhicules touristiques s'agitent déjà sur les pistes. D'ailleurs, c'est la meilleure stratégie pour trouver les lions : il ne sert à rien de scruter les hautes herbes en espérant voir pointer la petite tête féline, il suffit de repérer les voitures arrêtées. Nous rejoignons un groupe de 3 ou 4 véhicules massés dans un coin. La plupart offrent des toits ouvrant par lesquels dépassent les têtes hébétées des touristes munis de jumelles, appareils photos, longues vues, zooms spéciaux, etc. Que regarde-t-on ? Un groupe de lionnes couchées à quelques mètres. Bien sûr, on ne les voit pas, elles sont cachées dans les hautes herbes. En fait, on ne sait même pas trop où il faut regarder : « Là, pile entre le buisson vert et l'espèce de bosquet ». On joue à « qui a vu l'oreille bouger ».
Bientôt, c'est un véritable amas de 4x4 qui s'est formé sur la piste. Un embouteillage digne de l'heure de pointe à Kampala. Chacun essaie de se frayer un chemin pour obtenir un meilleur point de vue. Les lionnes dorment toujours (les lions dorment pendant la journée et chassent la nuit), indifférentes à l'agitation qu'elles ont provoquée par leur simple présence. Au bout d'un moment, l'un des véhicule s'impatiente. Le guide-chauffeur prend alors l’initiative de rouler hors de la piste (ce qui est tout à fait interdit) et d'encercler les animaux. Les lionnes, dérangées, se lèvent et remuent un peu en direction de l'intrus qui continue sa boucle. D'autres lionnes apparaissent, on ne savait pas qu'elles étaient si nombreuses ! Les touriste du véhicule en question poussent des cris d'excitation. Moi, je trouve ça assez irresponsable, dangereux et irrespectueux des lionnes qui n'avaient rien demandé. D'ailleurs, notre guide n'approuve pas. Elle met ça sur le compte des guides de tours operators privés : « ce ne sont pas des guides du parc, ils n'ont pas le même respect ».
Avant de rentrer, nous finissons notre tour par une pause dans un très joli endroit. C'est un petit coin touristique : boutiques de souvenirs des communautés locales, on y sert aussi du thé et du café. Nous surplombons un cratère où l'on peut admirer un lac entouré de marais salants. Dans le soleil matinal, la vue est splendide. Nous nous restaurons d'un thé épicé et d'un chapati encore chaud (crêpe locale) en discutant de notre voyage avec une canadienne venue avec des étudiants en médecine. Voilà qui conclue notre « morning game drive ». De retour au camping, nous disons au revoir à Hariett et replions la tente. Ce soir, nous serons à Ishasha, à l'autre bout du parc.
Nous décidons de faire d'abord un détour (que j'estimais à tort à une demi-heure). Nous roulons un peu vers le nord sur une route panoramique au dessus des différents cratères. Nous suivons de petites crêtes qui coulent en immenses langues vertes dans de vastes clairières parfois illuminées de lacs translucides. Nous voyons peu d'animaux car la végétation ne s'y prête pas, seulement quelques antilopes de temps en temps. Surtout, la route demande toute notre attention, il faut négocier montées et descentes à pic entre gros cailloux, fossés, creux et bosses. C'est Sébastien qui conduit la première partie, puis je prends la main. J'aime assez bien l'exercice mais ça prend un temps fou ! Nous avançons comme des tortues, mètre après mètre, nous arrêtant de temps en temps pour s'ébahir devant la vue. Après deux heures, nous voilà redescendus au niveau de la route goudronnée. Il ne nous faudra qu'une dizaine de minute pour parcourir vers le sud la même distance.
Nous descendons maintenant vers Ishasha. Au début, la route est goudronnée, puis il nous faut tourner à droite et suivre une piste pendant plusieurs heures. Nous ne sommes plus dans de la savane et traversons un paysage de forêt. Mais la route est plus monotone qu'autre chose. Nous roulons sur des graviers dans la poussière d'un gros camion qui nous précède une bonne partie du chemin. Nous atteignons notre destination vers le milieu de l'après-midi. Entre savane et forêt, la zone d'Ishasha est très jolie. Notre camping en particulier est assez bucolique : petite clairière entourée d'arbres et bordant une rivière. De l'autre côté du cour d'eau, une famille d’hippopotames dort tranquillement tels de grosses larves luisantes. De petits singes jouent dans les branches au dessus de la tente. Nous retrouvons la famille « Road trip Uganda » que nous avions croisée la nuit dernière sur la péninsule de Mweya. Ils sont slovènes, deux parents et leur fille (grande ado ou jeune adulte). Ce n'est pas leur première expérience africaine : ils ont déjà parcouru de nombreux pays, toujours en « self drive », c'est-à-dire avec un véhicule loué qu'ils conduisent eux même. Nous discutons de nos voyages respectifs tandis que la nuit tombe.
En discutant avec eux ainsi qu'avec les différents employés du parc qui viennent nous saluer, nous confirmons ce que nous soupçonnions déjà. La jolie petite rivière est en fait la frontière entre l'Ouganda et la République Démocratique du Congo. Pas très loin de l'autre côté, c'est la région du Kivu qui a vécu ces dernières années une guerre civile sanglante. Cette nuit, plusieurs gardes armés resteront avec nous sur le petit terrain de camping. Ce sont des militaires ougandais (et pas des employés du parc) qui surveillent la frontière et s'assurent de la sécurité des touristes campeurs. Tous nous saluent chaleureusement, s'assurant bien que nous n'allons pas paniquer au milieu de la nuit en nous retrouvant nez à nez avec un homme armé.
Enfin bon, aussi impressionnant que cela puisse être, il ne semble pas qu'il y ait le moindre danger. La situation en RDC s'est calmée ses derniers temps (sinon, ils ferment le camping) et de l'autre côté c'est en fait un autre parc naturel (Virunga), cousin congolais du parc Elizabeth. D'ailleurs, Salvatore, le jeune homme qui s'occupe de notre repas ce soir, nous confie que les rangers congolais viennent souvent du côté ougandais pour partager une bière (visiblement, ils n'en ont pas au Congo). Les rangers des deux parcs organisent aussi régulièrement des rondes communes, non pas pour dénicher les rebelles du M23, mais simplement les braconniers qui sévissent parfois dans les deux pays. En fait, le plus grand sujet de dispute est celui des animaux. Il semblerait que les éléphants et les hippopotames ne tiennent pas compte des frontières lors de leurs pérégrinations journalières. En particulier, les hippopotames, qui vivent sur la rivière, donc sur la frontière, se déplacent allègrement dans l'un ou l'autre des deux pays, bafouant toutes les conventions. Ça rend les choses un peu compliquées quand il s'agit de compter et répertorier les animaux. Chacun des deux parcs s'approprient donc les bêtes, quittes à les compter deux fois...
En parlant d'hippopotames, ils ont disparu de leur bord de rivière (côté Congolais), ils sont soit aller nager (dans quel pays alors ?), soit sortis sur la terre ferme pour brouter. Il fait nuit noire et nous allons manger nous aussi. Le petit camp qui regroupe les rangers et les soldats n'est qu'à quelques minutes à pied mais pas question de traverser la forêt de nuit, c'est trop dangereux (on nous l'a répété plusieurs fois). Là encore, pas à cause de la proximité du Congo mais des hippopotames. Grosses vaches aquatiques, ils ne sont pas méchants mais peuvent devenir meurtriers si on les rencontre à l'improviste. Nous sommes obligés de prendre le 4x4 et de faire un détour de plusieurs minutes. Salvatore nous accueille dans une petite hutte éclairée à la bougie. Là, nous prenons notre repas : quelques plats locaux assez simples. Le bœuf est un peu difficile à manger pour nous : morceaux filandreux et plein d'os, bouts de viandes bizarres dédaignés par notre goût d'européens gâtés. On se rattrape sur le riz et la sauce cacahuète (délicieuse). Pendant le repas, nous entendons régulièrement d’impressionnants mugissement gutturaux, mélange efficace entre Jurassic Parc et The Walking Dead. Ce sont les hippopotames. Plus tard, couchés dans la tente, le bruit semble encore plus impressionnant, on les entends se déplacer, ils ne sont pas loin. C'est bercés par ce doux ronronnement, que nous nous endormons.
Au matin, nous retrouvons Salvatore pour le petit déjeuner (des œufs durs sur du pain, des assiettes de pastèque et ananas, du pain grillé avec du beurre de cacahuète et du thé au lait délicieux). Je lui ai demandé la veille « A-t-on plus de chance de voir les lions si on y va tôt le matin ou pas ? » et il m'a répondu « Oh non, 7h, 9h, c'est la même chose, soit ils sont là, soit non, c'est juste une question de chance ! » Donc bon, devant tant de fatalité, on a choisi de dormir et nous retrouvons notre guide à 9h du matin. La zone d'Ishasha est connue dans le parc car on peut y voir des lions qui grimpent sur les arbres. Nous faisons donc le tour de tous les figuiers (car ils aiment plus spécifiquement les figuiers) un par un mais allons de déception en déception : pas de lions ! C'est une question de chance, comme le dit Salvatore. Personne ne sait vraiment pourquoi les lions d'ici grimpent dans les arbres (la chaleur ? Les bestioles?) mais ils peuvent très bien décider de ne pas le faire aujourd'hui. Dans ce cas, ils restent au sol, cachés par la végétation, encore plus invisibles ici que dans le circuit nord. Ils peuvent aussi aller grimper sur des figuiers qui ne sont pas accessibles par les pistes, dans une zone du parc préservée (quoi ? Comment ? Vous leur laisser de l'espace ? On devrait les mettre en cage, ce serait tout de même plus pratique...). A la recherche des lions, nous croisons plusieurs autres 4x4 (j'en reconnais certains de la veille), à chaque fois les guides échangent les mêmes questions : « Vous avez vu les lions ? Non ? Nous non plus... ». C'est une légère déception mais par ailleurs, la promenade est très agréable. Le paysage est joli, nous croisons beaucoup d'antilopes. Nous découvrons les topis à l'allure chevaline avec leur museau allongé et leur pelage brun. Le guide connaît très bien le parc, il est capable de nommer chaque oiseau et nous donne régulièrement des explications sur les modes de vie des différents animaux. Moins agréables sont les mouches tsétsé qui entrent régulièrement dans la voiture. Elles apprécient particulièrement notre véhicule car il est bleu et couvert de boue : elles le prennent pour un éléphant ! Pas très malignes, les mouches tsétsé... Par ailleurs, elles ne sont pas agressives : nous en verrons plusieurs sans jamais être piqués.
Nous rentrons donc bredouille de notre escapade matinale : pas de lion pour nous ! La pluie qui tombait cette nuit et ce matin, et qui a trempé une partie de nos affaires restées dehors, s'est arrêtée. Le soleil commence à percer la brume. Nous plions notre tente et quittons le parc en route vers la prochaine étape.