Jeudi, Sébastien va courageusement travailler comme il l'avait prévu car il n'est pas tout à fait en vacances. De notre côté, maman, Roger et moi rejoignons les français de la veille pour une excursion vers l'île aux flamands. D'après la description, nous avons facilement deviné qu'il s'agissait d'une de ces sorties à touristes un peu artificielle, mais l'île ayant l'air jolie, nous avons accepté de bonne grâce. Nous arrivons donc au port d'Houmt Souk qui a été rénové en une marina blanche et pimpante pour les touristes. En avançant un peu, on trouve encore les barques de pêcheurs et les amphores qui servent à la "pêche à la gargoulette", spécialité du coin.
Notre bateau est un grand bâtiment en bois, imitant un ancien voilier type "pirate", mais sans vraies voiles. Il y en a une dizaine qui attendent dans le port. En effet, pour une raison étrange, toutes les excursions vers l'île aux flamands se font sur ce type de bateau et s'appellent d'ailleurs "la sortie du bateau pirate". L'équipage nous accueille chaleureusement, il est formé de plusieurs jeunes hommes habillés de T-shirt ornés de symboles de pirates pour ajouter à l'ambiance. Le bateau part et une musique tonitruante se déverse sur le pont. Les passagers sont mornes et peu nombreux, l'équipage donne toute son énergie pour insuffler un peu d'élan à la fête qu'ils se doivent de lancer. Ils extirpent de leur siège toutes les femmes pour nous apprendre un simili de danse du ventre auquel nous nous prêtons gentiment. Une seule est épargnée, c'est la jeune libyenne voilée en voyage de noce avec son époux. La musique continue et les hommes doivent eux aussi se trémousser. La troupe de l'équipage s'agite frénétiquement : ils chantent, dansent, bondissent de tous les côtés, frappent des mains, nous tirent de ci et de là. Enfin, nous accostons sur l'île.
C'est une grande étendue de sable, à peine plus élevée que la mer. Il n'y pousse que des buissons desséchés. On l'appelle île, mais elle est reliée au continent bien qu'on ai du mal à saisir sa géométrie. Sur nos photos, nous prenons bien garde à ne prendre que des scènes qui laissent penser que nous sommes dans un endroit isolé et poétique : la barque d'un pécheur, l'eau turquoise sur le sable, les oiseaux au loin... Nous cachons à nos futurs souvenirs les touristes autour de nous, les cahutes et les bateaux en toc, les dizaines de vendeurs de camelote qui nous poursuivent sur la plage. Cependant, la foule n'est pas dense et la plage est large : nous profitons très agréablement du lieu, baignade fraiche d'Avril et repos sur le sable au soleil.
Nous retournons près du bateau pour le repas : les bateaux pirates s'alignent sur la côte, chacun sur son petit embarcadère avec une grande cahute sur la plage qui lui est assignée. Il faut retenir le nom de son bateau pour ne pas se tromper de cahute au moment du repas ! Heureusement, la voix de notre guide ne peut pas être confondue avec une autre. C'est lui qui dirige l'équipage et l'animation, il est mû d'une énergie inépuisable et ne reste jamais silencieux plus de quelques secondes. Il parle en rimes ou en chantant, enchainant blagues, jeux de mots, expressions courantes accolées ensemble de façon étrange. Nous apprenons qu'il est en fait le cousin du chauffeur de taxi que nous avons eu deux jours auparavant : rien d'étonnant, ils ont la même verve inépuisable. Il est à notre table pendant le repas mais remue beaucoup, chante et cri sans arrêt. Il essaie de nous apprendre "Frère Jacques" en arabe mais n'est pas convaincu par notre prononciation. Le folklore de la journée veut que ce soit les hommes qui débarrassent. Le mari du couple catalan qui nous accompagne avoue qu'il n'a jamais débarrassé la table de sa vie, on le prend en photo en se moquant gentiment de lui. Après le repas, le fou chantant et un autre nous font un sketch sur les touristes en Tunisie. Le talent comique de notre guide étant très développé, le sketch est beaucoup plus drôle que ce à quoi on pouvait s'attendre dans une sortie de ce genre.
Puis vient le moment des photos. Sur le bateau, un photographe nous a mitraillé avec ou sans notre consentement (impossible d'y échapper). Pendant le repas et le sketch, les photos ont été développées et nous sont maintenant présentées. C'est un vrai piège car elles sont toutes très jolies mais sont vendues 5 dinars pièce (soi 2,50 euros). Je n'avais aucune intention d'en acheter, mais je craque devant un cliché de moi où j'apparais telle une journaliste américaine débarquant sur une île lointaine, pleine de fierté romantique. Un peu plus tard, nous découvrons le trucs : les photos sont vendues au prix fort avec impossibilité de négocier et certains touristes les achètent presque toutes. Puis, le vendeur repère sur les photos restantes les touristes qui n'ont presque rien acheté et les contacte en douce pour leur proposer des prix plus intéressants. Je ne souhaite pas rapporter toutes ces photos et garde ma position initiale, mais d'autres ont réussi à avoir l'ensemble de leurs photos pour 1 dinar chacune !
C'est dans ce moment de flottement, entre le repas et le retour sur le bateau, que ma position de favorite a commencé à s'affirmer. Il se trouve en effet que dans le petit groupe de familles et touristes divers, je suis la seule jeune femme sans son gazou à ses côtés, et que l'équipage n'est formé que de jeunes hommes entre 20 et 30 ans. L'approche est très délicate, un premier vient me parler et me pose quelques questions gentilles sur mon age, mon prénom etc. Puis c'est moi qui suis choisie (sans que je n'ai rien demandé et même plutôt refusé) pour le premier tatouage au henné effectué par notre guide bruyant, un peu calmé pour l'occasion. Le dessin est très délicat, longues lignes fleuries sur ma main gauche. Dès qu'ils le voient, tous les autres touristes réclament le même et obtiennent eux aussi leur tatouage (surtout que c'est gratuit). Puis nous remontons sur le bateau où la musique est déjà lancée. Mon premier prétendant réclame une danse et en profite pour poser sa tête sur mon épaule. Quand il apprend que mon gazou n'est que momentanément absent, il mime le désespoir. C'est un vrai clown, il passe son temps à grimacer et à bondir de tous les côtés. Il monte debout sur le bord du bateau et danse au dessus du vide sans se soucier du danger. Pour se consoler de son échec avec moi, il danse avec toutes les femmes du bateau les portant en l'air ou les faisant tourner dans tous les sens. Mais je reste l'élue. Pour des raisons évidentes, le surnom de "blanche neige" m'a été attribué et on recherche gentiment mes faveurs et ma compagnie. C'est même moi qui, entourée de deux des jeunes hommes, sert de mascotte pour la quête en fin de voyage avec mon beau grand chapeau.
Le retour est donc très agréable. Les touristes sont de bonne humeur et dansent sur le pont (d'avignon, petit patapon dirait le guide). Les membres de l'équipage sont eux aussi très détendus et s'amusent visiblement. Notre guide est un peu calmé et nous pouvons discuté avec lui. On comprend que le bateau est une entreprise familiale, ils sont tous frères ou cousins. Chaque famille a donc un ou deux bateaux et organise cette même excursion avec les touristes. On explique aussi que Sébastien et moi sommes pacsés et entrons dans de grandes explications sur ce qu'est le pacs puis la discussion dévie vers l'homosexualité : "oui, nous dit le guide, quand j'en ai vu la première fois sur le bateau, deux hommes comme ça, j'ai trouvé ça choquant, mais bon, maintenant je suis habitué". Enfin, le jeune homme taciturne qui s'occupe de la buvette se réveille un peu tard pour me faire la cour, puis apprenant que j'ai déjà un gazou, me demande si je ne connais pas quelques gazelles pour lui. Mais non, je n'ai personne à lui présenter. Alors mi sérieux, mi blaguant, il demande à maman si elle est libre et veut passer la soirée avec lui.
Nous quittons le bateau et marchons tranquillement dans les rue de Houmt Souk pour rentrer chez nous. Le soleil brille, nous croisons les lycéens et collégiens qui nous saluent plein d'entrain. Nous repassons par le souk, très calme à cette heure, pour prendre des photos des magnifiques fenêtres et balcons bleus turquoises. Le soir, Seb nous rejoint et nous passons la soirée tranquilles à l'appartement à nous raconter nos journées devant la charcuterie et le fromage que nous avons rapporté de France.