C'est le milieu de l'après-midi à Portland et il fait très chaud. Une chaleur estivale début juin pour une ville qui est pourtant connue pour être plutôt fraîche et humide. Je suis à Union Station et je m'apprête à prendre le train : un long voyage de 36 heures vers Minneapolis. J'ai acheté ce billet un peu sur un coup de tête : je devais vraiment me rendre d'une ville à l'autre, l'avion était cher et j'avais le temps alors pourquoi pas...
Les trains aux États-Unis n'ont pas grand chose à voir avec les trains européens. A part pour de rares courtes distances, ce n'est pas un moyen habituel de se déplacer : les villes sont très éloignées les unes des autres et les trains très lents. On ne prend pas le train parce que c'est pratique (ça ne l'est pas), on s'engage par choix dans une petite épopée, dans un voyage en tant que tel. Par ailleurs la dimension historique est ici importante : les trains ont conquis cet immense territoire, ils sont la mémoire des pionniers, du far west, chaque ligne a son nom propre.
J'embarque dans "l'empire builder" qui relie Seattle / Portland à l'ouest à Chicago à l'est. Je ne parcours pas l'ensemble de la voie mais presque : 36h de voyage soit 2 nuits et une journée complète.
J'entre dans le wagon qu'on m'a assigné. A l'étage inférieur, on ne trouve que des toilettes et des locaux à bagages. Tous les sièges sont à l'étage. Ils sont très spacieux et confortables. Il y a aussi des wagons couchettes mais qui coûtent beaucoup plus cher.
Le train démarre, le voyage débute. On quitte lentement le paysage rétro industriel de Portland en traversant de multiples ponts et plans d'eau. Nous suivons le cours de la rivière Columbia qui marque la frontière entre l'Oregon et l'état de Washington. On traverse le paysage verdoyant des rives du fleuve : jolie propriétés, baigneurs et pêcheurs. Régulièrement, apparaît au sud la pointe enneigée du Mont Hood, majestueuse dans le ciel bleu. Puis le paysage devient plus sauvage, nous longeons le cours d'une vallée escarpée, la vue est parfois bloquée par un rideau végétal très dense. La rivière apparaît entre les arbres, large et scintillante, parfois découpée de petites îles. Le flanc opposé est une falaise abrupte et rocheuse sur laquelle la forêt semble couler tel un torrent.
Le soir approche et je décide d'aller me restaurer. Nous avons un wagon bar qui marque, pour l'instant, l'avant du train. La nourriture est vendue au niveau inférieur mais les passagers s'installent à l'étage qui a été aménagé pour admirer le paysage : un wagon entier formé d'une grande baie vitrée avec des sièges qui font face aux fenêtres. C'est là que je déguste mon "veggie burger" réchauffer au micro onde et que j'essaie en vain de boire un infâme chocolat chaud.
En face de moi : la rivière. Nous avons dépassé un barrage et le paysage est très différent de tout à l'heure. Nous sommes en amont du barrage, la rivière est plus large et plus calme. Autours, plus de falaises sauvages mais une longue plaine rongée par l'eau, couverte d'herbes rases. Tout paraît doré dans le soleil du soir. Des champs d'éoliennes tournent lentement dans le vent. À l'ouest, le Mont Hood disparaît dans les nuages au dessus de la rivière argentée.
C'est ainsi que tombe le premier soir de mon voyage et que je m'apprête à passer la première nuit dans le train, bercée par la vibration des rails et les longs sifflement de la locomotive. Bien sûr, mon siège est loin d'avoir le confort d'un lit. Mais je n'ai pas de voisin et peux donc m'étaler tant bien que mal dans des positions pas trop inconfortables. Je ne dors pas profondément mais je dors quand même. Quand je me réveille pour de bon, le soleil est levé et nous traversons une forêt de conifères.
Mon téléphone marque 6h30 mais il a suivi le changement d'heure dû au déplacement vers l'est. A l'heure de Portland, il n'est en fait que 5h30. Je somnole encore un moment au milieu des pins avant de me décider à aller prendre un petit déjeuner. Pendant la nuit, nous avons perdu notre locomotive et nous sommes raccrochés au train venant de Seattle : plusieurs wagons sont apparus à l'avant du wagon bar, en particulier, le wagon restaurant ! C'est un vrai restaurant avec des tables et des serveurs. C'est là bas que je prends mon petit déjeuner en compagnie d'une américaine retraitée qui va voir sa nièce à New York (elle prend donc un autre train après celui là).
Nous sommes dans le Montana et plus précisément dans le "Glacier national park". Le paysage est tout simplement époustouflant : torrents sauvages dévalant des montagnes, pics enneigés (les rocheuses), clairières verdoyantes, lacs argentés et forêts profondes. Après mon repas, je vais dans le wagon-baie-vitrée où des guides du parc national sont là pour nous faire une visite guidée ! "Sur la gauche du train vous pouvez voir le mont bidule chouette, à droite dans quelques minutes un joli lac que vous pourrez prendre en photo". La traversée dure encore bien une heure et puis nous quittons les montagnes très soudainement. Nous voilà dans les grandes plaines, plus précisément sur le territoire des indiens Blackfoot. Les guides nous racontent des anecdotes sur la conquête de l'ouest mais avec un discours qui a évolué bien loin des westerns et dans lequel la spoliation des indiens apparaît très clairement. On s'offusque en particulier des blancs qui, depuis notre train, tiraient sur les bisons "pour s'amuser".
Il n'y a plus de bisons sur les grandes plaines mais des larges troupeaux et des champs de céréales . Les rocheuses ne sont plus qu'une ombre dans le ciel avant de disparaître. Toute la journée, nous traversons le Montana. Le paysage est moins spectaculaire, plus monotone mais reste joli. Les grands silos de metal s'élèvent dans la plaine. Parfois on croise une rivière ou un amas rocheux.
Le train s'arrête dans de minuscules gares perdues au milieu de nulle part. Parfois nous sommes autorisés à descendre nous dégourdir les jambes (et fumer pour ceux que ça intéresse). C'est comme ça que je me retrouve sous le soleil de midi à Shelby : quelques cailloux poussiéreux, des "trucks" garés un peu plus loin, un vieux wagon rouillé...
En début de soirée, nous arrivons dans le North Dakota. La longue plaine est maintenant mouillée d'une multitude de lacs et d'étangs qui brillent dans la lumière du soir. Les silots à grains sont parfois remplacés par des pompes à pétrole. Je suis dans le wagon à paysage, j'attends patiemment l'heure de ma réservation au restaurant en regardant le soleil se coucher : pour le dîner, réservation obligatoire !
Je partage mon dîner avec deux américaines. L'une d'elle habite Fargo où nous arriverons cette nuit. Elle fait une thèse en communication. Originaire de la petite ville de White Salmon dans le Montana, où nous sommes passés ce matin, elle est l'une des rares personnes pour qui le train est véritablement pratique. L'autre femme est une vieille dame afro-americaine toute menue et qui semble perdue dans ses pensées. Ce n'est qu'à la fin du repas qu'elle réalise que je suis française ce qui fait naître en elle un flot d'émotions joyeuses et de souvenirs quelque peu décousus de voyages passés.
La nuit est maintenant tombée, à peine perçoit-on encore la lueur du crépuscule à l'horizon. Deuxième nuit dans le train : j'ai un peu plus d'expérience. Je me suis achetée une couverture à 10 dollars pour me protéger de l'air climatisé. Je dors par bribe de 2 ou 3h. A nouveau, j'ai la chance de n'avoir personne à côté de moi. Je suis encore somnolente lorsque, peu après 7h, j'entends l'annonce pour Minneapolis. Je range les affaires étalées autour de moi dans ce qui a été mon petit espace ces 2 derniers jours et je descends récupérer ma valise. Dehors, la ville apparaît dans la lumière crue du matin : je suis arrivée.