Notre bateau part de Saint-Vincent le mardi 26 à midi. Nous sommes arrivés à l'avance car l'heure n'avait pas l'air très claire et nous voulions être sûrs de trouver le bateau. Il est déjà là à 10h30, des hommes s'affairent à y charger des marchandises. Nous rejoignons la petite salle climatisée qui accueille les passagers et tuons le temps en jouant au tarot. Finalement, il ne quitte le port qu'après 13h. Nous doublons l'île de Bequia et celle de Mustique apparait sur notre gauche. Au loin, Canouan est déjà bien visible. Le lent balancement des vagues ne nous permet que deux activités : regarder le paysage ou dormir. Je pratique les deux car même si ma préférence va à la première, on se lasse vite. En effet, si hier le bateau m'a paru lent, aujourd'hui c'est pire encore et la lointaine côte de Canouan semble ne jamais vouloir se rapprocher. En me promenant dans le bateau, je découvre qu'il vient en fait de Norvège car il y a au mur des cartes des fjords et des instructions en norvégien. Enfin, nous atteignons Canouan mais il faut encore être patient car nous continuons jusqu'à Union Island que l'on voit maintenant très proche.
Le bateau reste bien une heure et nous ne quittons l'île qu'après 18h. Je sors sur le pont pour profiter de la vue lors de cette dernière partie du voyage. Dans la lumière du soir, les îles se dessinent, magnifiques sur l'océan. Le vent me frôle à peine ce qui prouve bien que nous allons à une lenteur accablante. Je croise des français et j'apprends avec désespoir que l'on s'arrête encore à Mayreau. Le soleil se couche alors que nous abordons la petite île joliment entourée de plage. Nous pensons arriver au bout de nos peine et Union n'est qu'à quelque brasse. Mais il nous faut attendre encore. Le bateau que nous avons pris n'est pas l'express habituel réservé aux voyageurs, c'est un bateau de marchandise et il doit charger et décharger les provisions dans chaque île. A Mayreau, les hommes passent des heures à tirer des blocs de ciments avec une pelleteuse tout à fait inappropriée. Il fait complètement nuit quand nous arrivons à Union, il est tard, nous avons faim et nous sommes épuisés.
Notre auberge est près du port, elle a un aspect à la fois gai et délabré. Son petit restaurant est coloré et nous mangeons en écoutant malgré nous une vieille compilation des Backstreet Boys. Les murs sont peints de poissons et d'inscriptions joyeuses, le sol recouvert de carreaux colorés, au plafond pendent des affiches de marques de Rhum. L'homme qui tient l'auberge s'appelle Lambi, c'est un grand et gros mastodonte au visage gentil et poupin. La femme qui s'occupe du restaurant a des cheveux défrisés, coupés au carré et teint en une espèce de violet, ses vêtements brillent de la couleur des fêtes mais la salle est moitié vide et son visage exprime la lassitude désabusée. Les murs de notre chambre semblent s'effriter dans l'humidité du port et nous voyons les bateaux depuis notre fenêtre. Il fait trop chaud et la clim fonctionne mal. Plusieurs fois, nous aurons à tuer de gros cafards de ceux que l'on voit parfois sous les tropiques.
Le lendemain, le temps est plus nuageux que d'habitude et assez venteux. Nous prenons notre petit déjeuner au Capitaine Gourmet, petite boutique-bar tenue par une française. Une énorme averse éclate, nous coulant dessus à travers l'auvent. Nous ne devons rester à Union qu'une seule journée et nous voulions aller aux Tobago Cays, des petites îles magnifiques et inhabitées. Nous avons rendez-vous à 10h avec un bateau. Mais la française nous explique que nous sommes sous l'influence d'une onde tropicale et qu'il risque de pleuvoir toute la journée. Dépités, nous ne savons que faire. Nous voudrions prolonger d'une journée notre séjour et ne quitter l'île que vendredi mais la navette ne part que les jeudis et lundis. Finalement, nous discutons avec propriétaire du bateau : il nous emmènera demain aux Tobago Cays et peut nous servir de "Water Taxi" vendredi pour aller à Carriacou, ça nous coûtera plus cher que prévu mais tant pis.
Nous avons donc une journée de libre pour visiter Union Island. Le temps se découvre un peu et nous nous baladons dans la ville. Elle est à l'échelle de l'île, c'est à dire toute petite. Ce ne sont que quelques boutiques et maisons posées près du port le long de l'unique rue. Il y vit toute une communauté française, une trentaine en tout, ce qui représente une forte proportion de la population. Ils se connaissent tous et sont là depuis plus de vingt ans. Ils vivent des touristes et du temps qui passe, coulant des jours tranquilles sur leurs bateaux. Il y a aussi beaucoup de touristes français au point que les restaurants traduisent leurs menus et leurs affiches. Il faut dire que Union Island est l'île la moins chère des Grenadines, elle est un peu en dehors des circuits touristiques. Son aspect négligé tranche par rapport aux rues pimpantes et pourléchées des autres îles. Les baroudeurs et autres routards y trouveront plus leur compte que dans les resorts laissés aux riches américains. J'aime l'ambiance de paradis perdu qui s'en dégage. Tout semble ici aller plus lentement, rien n'est véritablement important et on oublierait facilement le reste du monde. Nous marchons vers une plage de l'autre côté de l'île. Perdus, le chemin que nous prenons traverse une sorte de décharge. Mais bien vite, nous retrouvons la route goudronnée entourée d'une douce végétation. L'île est sauvage mais le monde végétal y est moins exubérant que sur ses grandes soeurs. On voit de l'herbe, des vaches, des arbustes et aussi des figuiers de barbarie. Tout comme les gens, la végétation semble calme et paisible. Nous arrivons à la plage, nous sommes seuls sur le sable blanc. Le ciel brumeux nous arrose de sa pluie tropicale, les petits pavillons blancs sont vides car c'est la basse saison. L'impression de bout du monde est plus forte que jamais. Le soir, nous dinons dans un restaurant tenu par une française avec un grand aquarium et la mer, sombre dans la nuit, comme toile de fond.
Le jeudi, il fait encore assez nuageux mais cette fois, nous partons tout de même. L'homme qui nous conduit aux Tobago Cays s'appelle Richard, c'est un rasta entre deux ages qui possède une petite barque à moteur qu'il a peinte de rouge, jaune et vert. Elle s'appelle "Jah live" (Jah est le nom que les rastas donnent à Dieu). A chaque fois que nous devrons monter ou descendre dans cette barque, il nous faudra faire des acrobaties qui nous laisseront parfois des éraflures. Mais Richard, toujours très prévenant, nous aidera de son mieux et jamais ni nous, ni nos sacs ne tomberont à l'eau. La barque part en direction des Cays. Si j'ai trouvé les autres bateaux lents, aujourd'hui c'est différent. Nous bondissons à une vitesse effarante à l'assaut des vagues. Elles semblent n'être que des bosses sur une route invisible et mes sursauts à l'arrière du bateau me rappelle la Mongolie. La petite barque s'envole et retombe tandis que nous nous accrochons de toute nos forces à la rambarde pour ne pas sauter trop haut ou trop brutalement. L'eau part en gerbes blanches de part et d'autre du bateau et le vent nous ferme les yeux. Alors que nous nous rapprochons des Cays, l'eau devient turquoise et les vagues cessent. Ca ne ralentit pas Richard et j'ai l'impression d'être sur un bolide qui fonce comme un forcené entre les yatchs et les voiliers immobiles. Nous voilà, petite flèche folle et colorée dans ce monde paisible.
Richard nous dépose sur une plage, une avancée de sable au bout d'une petite île. Nous prenons nos masques et tubas et allons observer les profondeurs. Ici, pas de rochers et le fond de l'eau ressemble à des prairies sous marines dans lesquelles se baladent de petits poissons. Et d'un seul coup, apparait le bel animal. On nous a dit que allions nager avec des tortues mais nous ne voulions pas y croire totalement. Même quand Richard nous pointait des formes noires dans l'eau en disant "Voilà une tortue", je pensais : "Mais les verrai-je, moi, quand je nagerai tout à l'heure ?". Si bien que même prévu, le miracle n'en est pas moins beau. Les tortues sont énormes, leur carapace fait bien 50cm de diamètre. Quand nous en voyons une, nous nageons calmement au dessus d'elle pour ne pas l'effrayer et pouvons l'observer à notre guise pendant plusieurs minutes. Elle se contente souvent de brouter l'herbe avec sa grosse tête et parfois nage à la surface pour respirer rapidement. Il est incroyable de voir comment ces animaux qui ont l'air si patauds deviennent gracieux dans l'océan. Elles déplacent leurs longues nageoires avant comme de lentes ailes et semblent voler, mouvant leur lourd corps avec souplesse et facilité. Le spectacle est fascinant et nous devons nous forcer à les laisser partir quand elles s'éloignent un peu trop de la rive. Leur carapace est jaune oranger avec du brun et du vert, mais je trouve encore plus belle la peau qui leur couvre la tête et les pattes.Elle semble formée de petites formes géométriques noires et jaunes qui s'imbriquent tel un puzzle, le dessin en est compliqué et amusant. Nous nageons longtemps avec les tortues avant de sortir de l'eau. Nous nous baladons ensuite sur la toute petite île. Dès que l'on quitte la page, on est dans le monde des oiseaux qui s'envolent à chacun de nos pas. Nous croisons aussi un iguane au milieu des cactus.
Richard revient nous chercher et nous emmène sur une seconde île où il y a des tables à l'abri où nous pouvons pique-niquer. Ca tombe bien, car il pleut. Après le déjeuner, la pluie a cessé et nous pouvons à nouveau nous baigner et observer les poissons. Le monde sous marin est plus beau que jamais et je ne me lasse pas de ces voyages sous l'eau. Seb voit même une raie, nous en verrons une autre au moment de partir depuis le bateau : elle est grise et gigantesque et l'on préfère finalement ne pas l'avoir croisée pendant la baignade. Nous nous baladons encore sur l'île, il y a les petits oiseaux noirs avec qui nous avons partagé notre pain, il y les gros crabes dans leurs trous de sable, il y a les hautes herbes qui nous effraient, il y a les serpents et autres bêtes que nous ne voyons pas mais dont la présence cachée nous fait peur. Nous quittons l'île un peu après 14h, le soleil est revenu mais Richard a peur que le ciel ne se couvre et préfère se rapprocher de chez nous. Il nous dépose à Palm Island, juste en face de notre île, Union. C'est une île resort qui appartient à un hôtel où nous passons pour des intrus. Nous sommes dans un autre monde, ici les prix sont en US dollars et la plage de sable blanc est ratissée avec soin : pas de fruit pourri, de branches mortes ou de fourmis mal venues. Sur les espaces verts, se promènent de gros Iguanes et nous pouvons les observer mieux que sur les îles sauvages. Ils sont peureux et s'enfuient dès que l'on veut s'approcher mais nous les regardons de loin, abasourdis par leur allure préhistorique. Les plus gros surtout, ceux qui sont brun clair, rayé de noir et qui déploient leur crête punk sur leur tête rasée. La plage est vide et nous nous baignons dans l'eau claire. Le gardien regarde d'un oeil torve le sac que nous avons posé sur un banc à l'ombre car les chaises longues et toutes les installations sont réservés aux absents clients de l'hôtel.
Pour notre dernier soir à Union Island, nous trouvons un très agréable restaurant local. Nous désespérions un peu car si beaucoup étaient annoncés, ils étaient tous fermés. Ici, nous sommes les seuls touristes et d'ailleurs les seuls clients mêmes si certains habitants viennent chercher des plats à emporter. Les dames sont charmantes et nous servent un curry de chèvre avec des légumes pays (riz, bananes et patate douce) ainsi qu'un délicieux jus de fruit. Malheureusement, en fin de repas, je fais une esclandre en jouant malgré moi un grand numéro de malade assez impressionnant. Voilà ce qui s'est passé : le ciel a été nuageux une bonne partie de la journée et m'a incitée à l'imprudence. Dès le premier rayon, j'ai remis de la crème mais il était trop tard. Vicieusement, car je ne l'ai pas senti, le soleil m'a brûlée. Mes coups de soleils ne sont pas très importants mais ils recouvrent une partie importante de mon corps et l'échauffement de ma peau dérègle mon fonctionnement général, créant ces impressionnantes insolations. Mais heureusement, l'épisode est limité et le lendemain, je me sens parfaitement bien. Le soir même par contre, je rentre à l'hôtel et m'effondre comme une masse. Mais malgré l'insolation, malgré l'onde tropicale, malgré l'auberge délabrée et les cafards, j'ai aimé Union Island, j'ai été touchée par son charme étrange et désuet, par cet air de bout du monde. Demain, nous prendrons à nouveau un petit déjeuner au Capitaine Gourmet : yahourt maison et croque monsieur, servis par notre hôtesse avec sa voix de marin et sa peau blanche tirée par le soleil.