Parc National de Gaspésie
Une route au bord de l'eau. Parfois quelques maisons posées au milieu des fleurs. Sur notre gauche : le fleuve, immense, océan. L'autre rive n'est plus qu'un mirage à l'horizon que nous croyons parfois deviner sans en être sûrs. Nous sommes en Gaspésie. Notre plan initial était de rejoindre le Parc National dès ce soir. Mais le temps passé au parc du Bic fait qu'il est déjà tard. Nous nous arrêtons donc dans un petit camping en bord de route entre le fleuve et les collines couvertes de forêts.
Nous arrivons au Parc National de Gaspésie le lendemain en fin de matinée. Nous avons laissé derrière nous le paysage maritime des rives du Saint-Laurent et sommes maintenant à l'intérieur des terres au milieu de petites montagnes. Nous ne trouvons que peu d'informations au Lac Cascapédia où nous nous arrêtons d'abord à part que tous les campings semblent complets. Nous nous rendons donc au point central d'information où une jeune guide s'occupe de tout nous expliquer. Déjà, nous trouvons à nous loger : nous prenons un emplacement dans le "camping de débordement". Nous sommes très bien installés, à côté de la rivière. La seule différence avec le camping normal est que nous devons traverser la route pour rejoindre le bloc sanitaire. La jeune guide nous conseille aussi pour les randonnées. J'apprécie le Québec car ici, quand il y a plus de 600 mètres de dénivelé, la balade est notée "difficile" alors que dans l'ouest canadien on me disait "this is an easy walk" d'un truc qui montait de près de 800 mètres. Déterminée, j'arrête mon choix sur le mont Richardson et ses 750 mètres de dénivelé : c'est dans la limite supérieure de mes capacités mais si je décide de le faire, je peux y arriver. Et puis, elle est marquée comme "Expert" dans le guide du parc : ça flatte mon égo.
Mais la randonnée est pour demain. Pour l'instant, nous retournons au lac Cascapédia où nous louons un canoë. Notre dernière expérience sur l'eau remonte à l'Ouganda et s'était plutôt soldée par un échec. Ici, peut-être parce que le canoë est plus équilibré ou que le lac a moins de courant, nous réussissons plus ou moins à nous déplacer et nous diriger. Nous pouvons apprécier la beauté de la nature calme vue de l'eau, la forêt autour de nous, le ciel légèrement couvert. Plus tard, nous nous baignons dans l'eau fraîche du lac avant de rentrer dîner à la tente.
Dimanche matin, nous nous préparons pour la grande randonnée. À 10h, nous sommes au départ avec notre pique-nique sur le dos et beaucoup d'eau. Il fait un temps magnifique. Le problème des randonnées à fort dénivelé, c'est qu'il n'y a aucune pause entre les côtes. Sur les randonnées plus faciles, on peut espérer avoir un peu de plat entre les montées. Ici, pas du tout. Ça monte, et ensuite ça monte encore et encore et encore. Après chaque tournant, après chaque talus, une nouvelle montée. Je me sens comme Sisyphe avec sa montagne, sauf que, heureusement, je ne pousse aucune pierre ! J'y arrive cependant, lentement (parfois, très lentement) mais sûrement. J'essaie de ne pas m'arrêter trop souvent. Seb qui est plus bien plus rapide, monte devant et m'attend de longues minutes. Quand enfin, la vue commence à se dégager, je peux me retourner et admirer le paysage qui apparaît derrière les arbres. Cela me donne un aperçu de ce que j'ai réussi à parcourir et me donne l'espoir d'arriver un jour au bout. C'est avec l'énergie du désespoir qu'après le panneau annonciateur, je parcours les dernières centaines de mètres qui me séparent de l'embranchement vers "la falaise" où nous comptons nous arrêter pour déjeuner.
Nous ne sommes pas au bout de nos peines mais nous pouvons au moins nous arrêter un moment et nous restaurer. Du haut de notre petite pointe rocheuse, nous admirons le paysage du parc qui s'étale autour de nous. Nous voyons aussi la tête dégarnie du mont Richardson qui nous toise. Il paraît si haut et si loin que j'ai du mal à croire que c'est notre objectif. Pourtant, quand nous reprenons la route, il devient clair que nous nous dirigeons bien par là. La pause et le repas m'ont redonné de l'énergie et je n'ai pas de difficultés à terminer la côte qui ne voulait pas s'arrêter ce matin. Nous atteignons une petite ligne de crête entourée de végétation basse. Le chemin est quasiment plat et donc beaucoup plus simple pour moi. Mais le répit est de courte durée. La route commence à descendre.
La descente en soi n'est pas une difficulté. Mais elle me semble si longue. Je sais que chaque pas descendu sera remonté deux fois : une fois pour grimper en face sur le mont Richardson et une seconde fois au retour quand je devrai gravir cette même côte dans l'autre sens. Enfin nous arrivons en bas, dans une sorte de vallée. Les arbres sont de nouveau hauts. Le sol est humide. Nous traversons un marais puis un joli étang. Le mont Richardson se dresse devant moi, infranchissable. Et voilà l'ultime montée vers le sommet qui commence. C'est difficile. Je ne peux aller que très lentement. Mais je suis déterminée.
J'utilise une technique que je nomme le "chant essoufflé". Pour cette montée, je choisis plusieurs chansons de Jeanne Moreau. Ça a plusieurs avantages. Déjà, mon esprit est détourné de l'effort par la chanson. J'avance de façon plus régulière sans m'arrêter tous les deux pas pour me dire "oh la la, que c'est encore haut !". En fait, je m'arrête seulement quand la chanson est finie ou bien quand j'oublie les paroles. Par ailleurs, mon souffle se régule naturellement par le chant. Mon corps retrouve ses techniques habituelles qui ne sont certes pas celles du sport mais qui fonctionnent tout de même. Ma voix n'est pas à son niveau de concert mais elle est là. Si certaines paroles disparaissent dans un râle essoufflé, d'autres, les notes aiguës par exemple, portent bien et, quand je me prends à mon propre jeu, je les lance à la montagne de toute ma voix.
Ainsi je gravis la première partie du chemin. Après une courte pause sur du relatif plat, arrive l'ultime côte dans les cailloux du sommet dégarni. Seb me dit "je ne pense pas que ce soit si difficile, c'est une illusion d'optique". Je suis dubitative. Il y a bien une illusion : alors qu'on croit arriver en haut, on découvre que ça continue de monter ! Cette dernière côte fait 500 mètres de long et je trouve pénible chaque mètre. Mais me voilà enfin là haut. Autour de moi, le parc s'étend en petites montagnes recouvertes de forêts. On voit quelques lacs et la falaise sur laquelle nous avons pique-niquer plus tôt. Au delà de la vue, j'ai la satisfaction d'avoir réussi malgré la difficulté. Je suis toujours la plus lente (tout le monde me double alors que je ne double jamais personne) mais j'arrive jusqu'en haut !
Le retour n'est pas simple non plus. Déjà, il faut gravir la montée du milieu avec mon énergie limitée. La technique du chant essoufflé sera à nouveau utilisée à bon escient. Comme Seb est avec moi, je chante Bassens et Vian. Puis vient la très longue descente. Elle ne me demande pas trop d'efforts mais mes jambes sont épuisées et je n'ai plus de force. Je me laisse porter par la gravité, posant un pied devant l'autre de façon mécanique. Enfin, nous arrivons à la voiture après 12km de marche et près de 800 mètres de dénivelé. Tout mon corps est douloureux. Nous voudrions manger un vrai repas ce soir mais au dépanneur du centre d'information, il n'y a rien de bien appétissant. Nous regardons les rayons que nous connaissons déjà d'un oeil vide, avec l'espoir que les boîtes de conserve de haricots sauce tomate se transforment en foie gras. Puis Seb a une idée : il doit y avoir un restaurant au gîte du Mont Albert. C'est l'hôtel du parc, où les petits chalets coûtent sans doute plus cher que notre place de camping sans toilettes, près de la rivière. C'est une excellente idée Le restaurant est assez chic et surtout plein mais le bar sert des burgers frites qui font notre bonheur. Puis nous laissons le luxe et retournons dormir dans notre toute petite tente sur nos matelas en mousse. Le lendemain, nous reprenons la route vers la suite du voyage.
Bas Saint-Laurent
Le voyage commence véritablement lorsque nous quittons Québec le mercredi. La veille, nous avons fait la route depuis Montréal où nous venons de passer quelques jours. Nous avons acheté chez MEC les quelques éléments qui manquaient à notre équipement et fait quelques provisions : divers fruits secs et graines, du pain de mie nord-americain, un peu de fromage, des barres de céréales, des fruits en boîte. Nous avons maintenant un peu d'expérience du camping et arrivons à nous nourrir plus ou moins bien avec comme seul matériel un minuscule réchaud à gaz et une sorte de grosse timbale métallique pour chauffer de l'eau.
À Québec, nous logeons dans une résidence universitaire transformée en hôtel pour l'été. La chambre, en hauteur, offre une vue magnifique sur le Saint-Laurent. Nous prenons la route en fin de matinée après un petit-déjeuner dans un café de zone commerciale péri-urbaine. Notre premier arrêt se situe juste à la sortie de la ville : je veux montrer à Seb les chutes de Montmorency que j'ai, moi, visitée il y a 7 ans. Elles sont toujours aussi majestueuses et impressionnantes. Il y a toujours les 500 marches et, comme la dernière fois, je n'ai aucune envie de les gravir. Nous sommes garés en haut. Je laisse Seb faire l'aller-retour jusqu'en bas tandis que j'attends, assise dans l'herbe, admirant le fleuve sur la plaine.
C'est à Québec que le Saint-Laurent commence vraiment à s'élargir, se transformant petit à petit en océan. C'est aussi là qu'on trouve le dernier pont que nous avons dépassé pour visiter les chutes. Plutôt que de faire demi-tour, nous décidons de remonter un peu la côte nord et de traverser plus tard, en bac. Nous suivons donc tranquillement la route qui relie Québec à Tadoussac, traversant les pittoresques petites villes. C'est la forme des toits, légèrement arrondis et remontant en pointe, qui me fait utiliser l'adjectif "pittoresque". En fait, je suppose que ce sont plutôt les considérations pratiques des chutes de neige en hiver qui dictent cette architecture.
L'après-midi étant déjà bien avancée, nous décidons de nous arrêter à Saint-Simeon où nous trouvons un joli camping. Il est presque plein mais il reste tout de même un bel emplacement. Derrière les arbres, nous apercevons le fleuve. On peut descendre jusqu'à la plateforme qui surplombe la falaise pour admirer la vue. L'autre rive est encore visible bien que lointaine et brumeuse. Dans le brouillard, de grands bateaux avancent, fantomatiques. Et au milieu de l'eau, on voit apparaître par intermittence de grosses boules blanches et lisses qui sortent et replongent. Ce sont les belugas : gros animaux assez amusants à mi-chemin entre la baleine et le dauphin. De retour à notre emplacement, nous allumons notre premier feu de camp et laissons la nuit tomber à la lueur des flammes avant de nous calfeutrer sous la tente.
Nous pensions prendre le ferry au nord de Tadoussac pour rejoindre directement Trois-Pistoles. Nous découvrons cependant qu'un autre ferry plus rapide et plus fréquent relie directement Saint-Siméon, où nous sommes, à Rivière-du-Loup sur la côte sud. Nous décidons alors de laisser Tadoussac à un prochain voyage, celui où nous remonterons la côte nord, et de prendre le bac dès maintenant. Saint-Siméon n'est en fait rien d'autre que quelques maisons posées au creux de la falaise autour de l'embarcadère. Nous arrivons très en avance, installons notre voiture dans la file puis sortons faire un tour. Le soleil brille et une magnifique plage s'étend devant nous. Le sable est clair et l'eau transparente et glacée. Les courants froids viennent depuis les tréfonds de l'Atlantique Nord se mêler à l'eau du fleuve. Ils apportent avec eux la faune marine, baleines et belugas : les stars du coin. Faute de se baigner, nous profitons simplement du beau temps et de l'air marin pour marcher sur la plage. Puis nous grignotons nos sandwichs sur la terrasse du petit snack en attendant le bateau.
Le ciel s'est couvert de nuages et nous sommes surpris par une averse alors que nous retournons à la voiture. Elle est intense mais courte et la pluie cesse quand nous nous garons sur le bateau. Cependant, le fleuve est encore recouvert de brume et c'est dans ce brouillard humide, sur une eau verte et grise, que nous commençons la traversée. Je suis dehors, profitant du vent marin, admirant les oiseaux, les crêtes d'écume sur les vagues, la vue qui s'éloigne et le fleuve qui s'éclaire tandis que le ciel se dégage. Et, en milieu de traversée, voilà à nouveau les belugas qui viennent nous saluer. Nous voyons sous la surface leurs longs corps blancs qui nagent.
En une heure, nous rejoignons la rive sud à Rivière-du-Loup. Visiblement, ce côté là est plus peuplé que l'autre. Nous sommes dans une grosse bourgade assez différente du petit village que nous venons de quitter. Dans le centre ville : un grand parc qui habrite de très jolies chutes d'eau. C'est l'occasion d'une agréable promenade dans les bois avant de reprendre la route.
Nous roulons vers l'Est, vers la Gaspésie au bout de l'estuaire. Le fleuve, majestueux, est sur notre gauche. La rive est très différente de ce côté-ci. Pas de falaises : la terre remonte en pente douce depuis l'eau. Il pousse de part et d'autre de la route de hautes herbes et de magnifiques fleurs multicolores. Nous traversons aussi quelques champs de blé. C'est ainsi que nous arrivons à Trois-Pistoles où nous nous arrêtons passer la nuit. Notre camping est directement sur la plage. C'est-à-dire que devant notre tente, on trouve quelques galets sur deux ou trois mètres, puis le Saint-Laurent. À peine quelques roseaux nous séparent de l'eau. Nous pouvons donc admirer à loisir le fleuve splendide tandis que le soir tombe. Tout d'abord, il se recouvre de brume. La rive opposée que nous apercevions encore à l'horizon, disparaît dans le brouillard. Puis l'eau elle-même semble être engloutie, la plage autour de nous. Mais bientôt, tout s'éclaire de nouveau en une explosion de couleur. Le soleil rougeoyant descend lentement vers la ligne brumeuse de l'horizon, se reflétant dans les milliers de miroirs du fleuve. Enfin la nuit arrive et le ciel rose s'assombrit petit à petit. La foule du camping qui s'était amassée sur la berge pour observer le spectacle se disperse peu à peu. Les étoiles apparaissent. Nous restons un moment au coin du feu avant d'aller nous coucher.
Le lendemain, nous prenons le petit-déjeuner au bord de l'eau : pâle, presque blanche dans la lumière du matin. Nous tentons une baignade mais la température glaciale (environ 8 degrés) ne nous permet pas de nous immerger au delà du mi-cuisse ou alors seulement très rapidement, telle une bravade accompagnée d'un cri d'effroi. Je crains peu l'eau froide mais le Saint-Laurent et les courants de l'Atlantique Nord ont la victoire pour ce coup-ci.
Nous effectuons un dernier arrêt avant de rejoindre la Gaspésie plus à l'Est : le parc national du Bic. On y trouve de très jolies balades le long de magnifiques petites criques. La marée basse découvre de longues plages de sable humide et donne accès à de petits islets. La sensation du sable sous mes pieds, les flaques d'eau sur la vase, l'odeur des embruns me rappellent la Normandie mais le paysage planté de conifères n'a vraiment rien à voir. Nous nous promenons longuement sur la plage jusqu'à rejoindre de magnifiques falaises balayées par le vent. Lorsque le chemin devient trop hasardeux dans les rochers que la mer houleuse vient frapper, nous faisons demi-tour et retournons au parking par un petit chemin à travers la forêt, bordé de buissons fleuris. Nous effectuons un dernier détour avant de quitter le parc : nous nous rendons au Cap Caribou pour voir les phoques se prélasser sur leurs rochers !
Juste après le parc, nous arrivons à Rimouski que Seb a visité il y a longtemps pour une conférence. Nous traversons la ville en voiture et ses banlieues aux allures de stations balnéaires. Ça y est, nous sommes en Gaspésie !
Baranquilla et Carthagène
Retour en Colombie deux ans après mon voyage à Medellin qui m'avait laissé une merveilleuse impression. De nouveau, je suis là pour le travail : je participe à une école de recherche internationale. Cette fois, je suis à Baranquilla. J'arrive un mardi en milieu de journée après un long voyage le lundi depuis Paris et une nuit trop courte à Bogota. En sortant de l'avion, je suis assaillie par la chaleur tropicale avant de traverser la ville en taxi pour rejoindre l'université au nord. Autour de nous, je vois un paysage urbain qui m'évoque n'importe quelle grande agglomération des Caraïbes. Les petites maisons basses s'enchaînent, décorées de bric et de broc, envahies de végétation tropicale. On trouve aussi des boutiques et des cafés où s'affairent les habitants dans des cours en terre ou en béton nu. Malheureusement, il y a aussi des décharges à ciel ouvert, des bidonvilles et de la pauvreté plus moderne dans ce qui ressemble à des tours HLM brûlées de soleil, décorées d'antennes paraboliques et de systèmes de climatisation.
De la ville elle-même, je verrai assez peu. Nous logeons dans un quartier en périphérie nord, dans un grand hôtel luxueux et moderne : une tour au milieu des tours. Nous explorons les rues alentours et prenons nos habitudes dans les restaurants du coin. Le quartier est plutôt chic. Les rues sont larges, géométriques et les trottoirs plantés de manguiers. On navigue entre les hautes tours dans la chaude nuit tropicale et rentrons nous rafraîchir dans les salles climatisées. On trouve un mélange de bars et restaurants locaux, dont souvent s'échappe de la musique, et d'enseignes plus internationales aux inspirations européennes, nord-américaines ainsi que du moyen-orient. Il y a, par exemple, un très bon restaurant libanais ainsi qu'une petite cafétéria qui sert des smoothies, salades et plats végétariens à base de falafels, ou encore un restaurant "pizza et sushis". Les prix quasi-européens et la population plutôt blanche me font penser que ce genre de lieu est réservé aux classes moyennes et aisées, bien loin des bidonvilles que j'ai vus en arrivant.
L'université est encore plus loin au nord de la ville. Nous nous y rendons en taxi tous les matins. Ce sont les mêmes taxis jaunes que je prenais à Medellin mais ici, ils n'ont pas de compteur et il faut négocier les prix. "Universitad del Norte por favor? Si, diez esta bien". Environ 20 minutes de trajet et un prix fixe à 10000 pesos (soit environ 3 euros). Le campus est agréable, vert et aéré, planté de manguiers et autres arbres tropicaux. C'est une université privée et toutes les salles de cours sont climatisées. Ce qui fait l'originalité du campus, ce sont les animaux. Il y a tout d'abord les chats, très nombreux et que l'on voit étalés paresseusement un peu partout, puis les magnifiques oiseaux et enfin, le clou du spectacle : les iguanes. On me dit qu'ils montent aux arbres, mais je ne le verrai qu'une seule fois. La plupart du temps, nous les repérons au sol, dans l'herbe ou sur le trottoir. Ce sont des animaux imposants dont la couleur varie entre le vert et le orange en passant par le gris. Il ont tous une longue queue striée de rayures noires. À l'arrière de leur tête, se dresse une crête qui descend tout le long de leur épine dorsale. Ils ressemblent à des dragons miniatures.
Pour déjeuner, nous avons trouvé un délicieux petit restaurant. Il faut sortir du campus, passer au dessus d'une première route par une passerelle, puis en dessous d'une seconde route par un tunnel. Et nous voilà dans ce qui ressemble à une cour privée, installés sur des grandes tables en plastique sous un auvent. Une légère brise rend la température agréable. Autour de nous : des chats, des chiens, des poules, et des perruches dans une cage. Pour 10000 pesos, on a un menu complet : une viande (ou un poisson) grillé accompagné de riz et de légumes, un délicieux bouillon qu'on assaisonne de citron vert pressé et l'exquise "Aguapanela" ou jus de cane à sucre.
Mes journées sont donc dédiées au travail dans la chaleureuse ambiance du groupe international dont je fais partie. Quand vient le soir, l'ambiance devient une fête et la danse prend possession de nous. Je ne sais pas si cela vient de moi ou de Baranquilla, mais la danse ici m'a semblé encore plus intense, plus profondément ancrée dans les mœurs qu'à Medellin où je découvrais pourtant la salsa pour la première fois. Nous sommes très nombreux, assez pour arriver en grappe dans un bar vide et le transformer en fête. Il y a, bien sûr, toutes les danses locales : la salsa, le merengue, la rumba et d'autres que je ne sais pas nommer. Le samedi soir, nous sommes allés jusqu'à la plage, en dehors de la ville, où un groupe local a joué du Mapale. C'est une musique toute en percussion, avec une flûte comme seul instrument mélodique. On ressent en particulier beaucoup l'origine africaine. La danse consiste à faire vibrer l'ensemble de son corps d'une façon très rythmée et rapide et à maintenir cette vibration tout en se déplaçant avec son partenaire. Le mouvement est tellement intense et fou que l'on croit entrer dans une espèce de transe qui ne s'arrête qu'à l'épuisement. Une autre fois, on écoute un groupe local dans un restaurant. Le chanteur lance sa complainte d'une belle voix. Le rythme de la rumba est donné par la percussion et le principal instrument est un petit accordéon.
Si les musiques traditionnelles ont toujours la cote, elles ne sont pas les seules à avoir voix au chapitre. Alors que la soirée avance, les rythmes latinos se mêlent à un beat de boîte de nuit plus international. Ce sont des tubes que tout le monde semble connaître ici mais que je n'ai jamais entendu. Les paroles sont en espagnol. Le rythme emporte le groupe comme une vague. Les Colombiens et autres Sud-Américains dansent tout aussi bien sur ces musiques là que sur de la salsa et leur énergie entraîne même les plus timides dans la folie de la danse.
Lorsque le week-end arrive, nous avons déjà plusieurs soirées de fête derrière nous et sommes donc assez fatigués. Mais nombreux sont ceux qui se lèvent tôt (voire très tôt) le dimanche matin pour aller visiter Carthagène. La ville se trouve à 2h de route. Je prends un bus local avec quelques autres à 9h30 et nous voilà sur la route. Le bus n'est pas aussi folklorique que celui qui m'avait conduit à Guatape il y a deux ans. C'est une petite camionnette climatisée et les sièges sont confortables. Nous filons sur l'autoroute et quittons rapidement la ville et sa banlieue. Le paysage se vide de toute présence humaine et n'est plus qu'une longue étendue verte de végétation tropicale.
Nous arrivons à Carthagène en fin de matinée. Le ciel est légèrement voilé ce qui est sans doute mieux car il fait très chaud. Pour rejoindre la vieille ville, il nous faut marcher un moment le long d'une route balayée de vent et de sable. Sur notre droite : la mer grise, la plage et ses petites tentes à louer. À gauche : de hauts hôtels accablés de chaleur. Puis nous apercevons enfin les fortifications et entrons dans la veille ville. Les rues sont étroites et fraîches, colorées, avec des maisons de style colonial décorées de petits balcons. Parfois nous entrons dans la cour d'un hôtel, souvent un ancien couvent, et admirons les coursives couvertes de végétation. Le lieu est très touristique. Des vendeurs ambulants nous proposent babioles et contrefaçons. Des femmes noires portent des robes aux couleurs de la Colombie qui me rappellent des Madras et nous vendent des fruits frais.
En début d'après-midi, nous retrouvons un groupe de la conférence au pied du "château", le fort San Felipe, principal monument des fortifications de la ville. Comme nous sommes nombreux, nous décidons de payer une visite guidée. Nous découvrons ainsi comment les espagnols sont arrivés ici au 16ème siècle et ont pillé les populations indigènes locales de l'or qu'ils portaient en bijou. Comment ils ont ainsi fait de Carthagène un des ports le plus important et le plus convoité de l'Amérique du Sud, point central du commerce dans la région. Ce commerce inclut celui des esclaves arrivés d'Afrique qui construisirent les fortifications que nous visitons actuellement, principalement à base de corail. Le guide est particulièrement impliqué : il nous mime les batailles en utilisant une bouteille d'eau comme fusil. La ville est régulièrement attaquée et pillée par les pirates français et britanniques. Nous apprenons toutes les techniques de défense mises en place dans l'architecture du monument. La dernière attaque fut menée par les britanniques qui furent mis en défaite par la dysenterie et la fièvre jaune. De là où nous sommes, nous voyons en effet que la ville s'avance dans la mer, entourée de lagunes et de mangroves. En 1911, Carthagène profite des guerres napoléoniennes pour se révolter contre l'Espagne. Quelques années plus tard, avant que l'indépendance ne soit définitivement acquise, les Espagnols revinrent et réprimèrent la révolte dans le sang. Le guide insiste sur ce passé douloureux en comparaison de la prospérité actuelle. La visite a duré longtemps. L'après-midi est maintenant bien avancée et nous décidons de retourner vers le central de bus pour être sûrs d'avoir un billet. Cette fois, nous ne passons pas par la plage et traversons à la place un quartier populaire, découvrant un autre aspect de la ville peut-être plus authentique que le centre touristique. On passe devant les petits cafés et échoppes, très animés en ce milieu de week-end. À 17h, nous sommes dans le bus de retour direction Baranquilla.
Le lendemain est encore férié et nous passons une journée plus calme avant d'aller à la plage en fin d'apres-midi. Tout le monde nous déconseille les plages publiques trop proches de la ville (sales ? dangereuses ?) et nous rejoignons donc une plage privée avec un bar-restaurant. La mer des Caraïbes est chaude, balayée d'agréables vagues. Le soir, l'excès de soleil et de fatigue me donne une migraine. Je ne suis pas la seule à être fatiguée lorsque la conférence reprend le mardi. Les premières soirées sont calmes mais la danse revient vite : le mercredi puis le jeudi et enfin bouquet final le vendredi, dernière vraie soirée de la conférence. Les organisateurs ont loué des "chiva" qui font visiblement partie de la tradition Colombienne. Ce sont des bus de fête, le principe étant qu'on monte dans le bus, qu'on met la musique très fort et qu'on fait le tour de la ville en dansant et en criant. Le bus est plein de couleurs et de lumières et les fenêtres sont grandes ouvertes. On parcourt Baranquilla sans la voir et on se laisse vibrer au rythme de la musique et des dos d'âne en essayant d'éviter les attaques à la farine de maïs de la part des autres passagers (étrange tradition locale). Les Colombiens nous servent des petits verres d'aguardiente (alcool local très fort au goût d'anis, qui rappelle le raki). Le bus fait deux arrêts : pour voir la rivière (étrange pause calme au milieu de la folie) puis dans un bar où la danse et les cris semblent s'intensifier de plus belle, avant de nous déposer définitivement à La Troja, bar traditionnel. Tout est plein et nous sommes simplement installés sur le trottoir, enchaînant les salsas dans la nuit chaude, nous étalant jusque sur la route où filent les taxis jaunes. Dans l'air, flotte une odeur de viande grillée venant d'un petit stand. Des vendeurs nous proposent des chips de plantain et des fruits frais.
C'est la dernière vraie soirée de la conférence. Le samedi, ont lieu les derniers exposés puis déjà beaucoup repartent vers Bogota ou ailleurs. Le soir, je retourne dîner à la plage et admirer le coucher de soleil. Puis, de retour à l'hôtel, je rejoins le groupe sur le toit-terrasse où nous avons pris l'habitude de terminer les soirées au bord de la minuscule piscine. Baranquilla s'étale autour de nous dans la nuit telle une immense mer urbaine et lumineuse. L'air est chaud, balayé d'une légère brise. On admire les nuages qui filent à toute vitesse devant les étoiles. Je connaissais la Colombie de Medellin, celle de l'intérieur et des montagnes. Maintenant, j'aime aussi la Colombie tropicale de la côte Caraïbe avec sa chaleur lourde, ses pluies soudaines et intenses, ses plages et sa folie de danse et de musique.